L'enquête ethnobotanique dans les Hautes-Vosges

Grande gentiane sur les Hautes Vosges

 
L'enquête ethnobotanique dans les Hautes-Vosges : le recueil des savoirs oraux autour des plantes

Le constat
 
La perte des savoirs populaires autour des plantes est l'un des moteurs principal du projet de recueil du savoir oral autour dans plantes dans les Vosges. Trente ans déjà sont passés depuis les premières enquêtes ethnobotaniques1 françaises. À l'époque celles-ci permettaient déjà de tirer la sonnette d'alarme : nous étions à l'aube d'un désert, celui de savoirs végétaux qui, d'année en année, s'amenuisaient. Aujourd'hui ce désert s'est étendu et les souvenirs s'effritent un peu plus. Mais plusieurs travaux menés ces 10 dernières années (dans les Parcs des Bauges et Chartreuse, en Bretagne, dans le Parc du Mercantour, etc.) mettent en évidence qu'il existe une mémoire persistante chez les plus anciens habitants des régions montagnardes. En outre les usages et représentations des plantes subissent des transformations (enjeux socio-économiques, modernisation de l'agriculture, etc.) et de nouvelles pratiques voient le jour (par exemple, en cinquante ans, la cueillette de l'arnica sur les chaumes vosgiennes a changé de statut : d'une pratique familiale, la récolte devint essentiellement destinée à la vente, puis interdite).
 
L'on compte trois ouvrages contemporains où le lien entre les hommes et les plantes a fait l'objet d'une étude dans les Vosges2. Il est notable que, comparativement à d'autres zones de montagnes comme les Alpes du Sud, par exemple, où de nombreux travaux ethnobotaniques ont été menés le Massif des Vosges n'a que très peu fait l'objet de collecte du savoir oral autour des végétaux. C'est de ce constat général de matériaux et de terrains encore inexplorés en terme de recherche ethnobotanique dans les Vosges que l'envie est née, chez les membres d'Alchémille et compagnie, de conduire une étude dans le Massif.


Le projet d'enquête
 
Ce projet a pour vocation de témoigner du lien que les habitants de la région ont entretenus3 et entretiennent avec leur environnement végétal, dans une compréhension globale de leur vie quotidienne. Elle n'a pas pour objectif d'être un inventaire de recettes ou de pratiques, mais bien plus de recueillir les représentations, usages et savoir-faire relatifs aux plantes, dans la perspective d'une analyse sociale. Il est prévu que soient répertoriées les plantes médicinales, vétérinaires, alimentaires, domestiques, ornementales, celles entrant dans l'artisanat, le commerce, la religion, voire les croyances locales, mais encore la perception qu'ont les locaux de leur environnement végétal. Plongés dans l'histoire des habitants, nous avons remonté le temps, avant les années 50, période à partir de laquelle les campagnes, l'agriculture et l'élevage ont été profondément bouleversés. Nous avons également relevé les usages et représentations modernes des plantes, pour mettre en perspective le rapport au monde végétal avec les changements socio-historiques. Une place prépondérante a été accordée aux plantes sauvages, mais l'enquête a également permis de relever les domestiques
.
Le musée de Salagon (04), ethnopôle autour des savoirs de la nature et du végétal en particulier, qui organise chaque année depuis 22 ans un séminaire d'ethnobotanique, permet une dynamique inspirante pour notre enquête. 
 

Absinthe et camomille séchées montrées par l'un de nos interlocuteurs


Le terrain : des contreforts des Vosges aux Crêtes
 
Afin d'enquêter sur un terrain où aucune étude ethnobotanique à proprement dite n'a été conduite jusqu'ici, l'association Alchémille et compagnie a souhaité dans un premier temps axer son travail sur la partie sud du Massif des Vosges, qui concerne le territoire du Parc naturel régional des Ballons des Vosges, à savoir les secteurs géographiques suivants :
  • La vallée de Munster
  • La vallée du Florival
  • La vallée de la Thur
  • La vallée de la Doller
  • Le plateau des Mille Étangs
  • Haute vallée de la Moselle
  • La vallée de la Moselotte
  • Secteur de Gérardmer
  • Secteur du Valtin

Si cette zone géographique a été choisie comme terrain d'enquête, c'est qu'elle recèle une diversité et une richesse floristique, avec des vallées assez isolées où nombre d'habitants ont entretenu ou entretiennent encore un lien étroit avec leur environnement naturel. Historiquement, elle est un carrefour entre plusieurs régions, révélant des différences culturelles entre les vallées. Nous y avons retrouvé des savoirs spécifiques autour des plantes, non seulement à la région, mais aussi à certaines vallées, voire à certains villages.


Méthodologie
 
Le choix de l'enquête ethnobotanique est celui d'une méthodologie bien particulière qui a été développée – sur la base des travaux du Muséum national d'histoire naturel de Paris – au musée de Salagon par Pierre Lieutaghi et Danielle Musset. Le terme d'ethnobotanique signifie l'étude des relations qu'entretient une société humaine avec son environnement végétal : le propos ne se rapporte donc ni à un répertoire floristique, qui s'attarde aux seules plantes, ni à une étude pharmacologique, qui étudie leurs propriétés et répertorie des listes de recettes, mais bien au recueil du savoir humain. Sa méthodologie se situe à la croisée de celle de l'ethnologie et de la botanique. Du côté des sciences humaines, elle porte une attention particulière à la parole des femmes et des hommes, en recueillant chez eux les savoirs, pratiques, usages et représentations des plantes, ainsi que les histoires de vie. Du côté des naturalistes, elle implique la prise en compte des données botaniques et celles de l'écologie végétale, notamment les apports de la géologie ou de la géographie. Il importe également de rassembler les données écrites susceptibles de compléter celles de l'oralité, permettant notamment une compréhension historique des savoirs. Ainsi le travail est avant tout celui de l'ethnologue, puisqu'il s'agit bien d'une attention particulière portée aux humains, mais où le recours à la botanique s'avère indispensable. Ce va-et-vient entre les deux disciplines permet de mettre au jour la place des plantes dans la vie des habitants, les spécificités propres au territoire, voire les savoirs endémiques. 
 

Achillée, camomille et serpolet lors d'une animation dans un EHPAD


Déroulement de l'enquête
 
Le projet a démarré par des recherches historiques dans les sources écrites, portant sur la région, ainsi que par un recueil de données floristiques. Il a s'agit également de s'imprégner des noms alsaciens et vosgiens des plantes les plus souvent rencontrées, de se familiariser avec les patois locaux.
Suite à cette phase de recherche bibliographique, une « grille d'enquête » a été élaborée, consistant à mettre en ordre les questions à poser. Elle a été remaniée régulièrement au cours du travail de terrain, en fonction des informations répertoriées.
Afin de recueillir les savoirs oraux, nous avons rencontré et interrogé en priorité les personnes les plus âgées – celles qui ont encore la mémoire des végétaux utilisés avant les années 1950 – mais également celles qui entretiennent encore aujourd'hui, à travers leurs activités et leur vie quotidienne, un lien étroit avec les plantes. L'enquête de terrain a donc débuté par la recherche de ces personnes et par une prise de contact avec elles ; au fil et en fonction des rencontres, ces démarches eut lieu tout au long de l'enquête.
Des entretiens semi-directifs ont été menés sur la base de la « grille d'enquête », et enregistrés à l'aide d'un appareil numérique. Les premiers entretiens, dans la vallée de Munster, ont correspondu à la phase « exploratoire » des investigations. Le travail de terrain nous a amené à proposer des interventions sur les plantes dans des maisons de retraites locales
4, moments toujours très propices à recueillir la mémoire ancienne5. Nous avons interrogé 377 personnes, au cours de 188 enregistrement. Ils ont été retranscrits au fur et à mesure de l'enquête. Le souci de détermination botanique nous a régulièrement mené à visiter des sites de cueillettes mentionnés par les informateurs. 
Le travail a débuté dans la vallée de Munster. Le rassemblement de la bibliographie concernant cette zone et les entretiens qui y ont été menés constituent la première phase du travail. Afin de faciliter la détermination des végétaux cités par les personnes interrogées, l'enquête de terrain s'est déroulée au maximum au cours du printemps et de l'été, moment où les plantes sont visibles. Il a s'agit ensuite de fournir une base de données complétée par l'ensemble des entretiens.
 
La deuxième partie de l'enquête s'est concentrée sur quatre zones : le Florival, la vallée de la Thur, la vallée de la Doller et le plateau des Mille Étangs. La troisième étape a concerné le fond de la vallée de la Moselle, la vallée de la Moselotte, le secteur de Gérardmer et du Valtin.
Après le décryptage de l'ensemble des entretiens et l'encodage de leur contenu, nous avons procédé à l'analyse. Le classement des matériaux, réalisé en fonction des entretiens par plante, usage, personne interrogée, zone géographique, et par pathologie (quand il s'agit d'informations touchant à la médecine), a permis l'écriture de l'étude.


Après l'enquête : transmission et médiation des savoirs
 
La transmission des savoirs locaux autour des plantes est bien entendu la perspective de ce projet. Il nous importe que les résultats de l'enquête puissent toucher le plus grand nombre de personnes, particulièrement au niveau local. Elle a donné lieu un premier rapport d'étude de 118 pages, remis au programme Flora Vosgesiaca (https://pnrbv.n2000.fr/participer/flora-vogesiaca) qui a soutenu financièrement notre travail. Des communications et les sorties font déjà l'objet d'une retransmission. Nous seront souvenus par le même programme, dans les deux années à venir, pour faire naitre une exposition itinérante ainsi qu'un film sur l'enquête. 
 
Visualisez le rapport d'étude d'étude de l'enquête ethnobotanique via ce lien : https://drive.google.com/file/d/1FRyPrfuQVbySB2wiQKZIhIknIP6Ix4N2/view?usp=sharing
 

Pas à pas : les avancées de l'enquête

 
Hiver 2024 : Nous venons d'obtenir le soutien financier du programme Flora Vosgesiaca pour continuer l'enquête prochainement dans les Vosges centrales et du nord.

Début janvier 2023 : fin de l'écriture du rapport d'étude de 118 pages pour le programme Flora Vogesiaca.
 
Automne-début hiver 2022 : classification des données et écriture du rapport d'étude pour le programme Flora Vogesiaca.
 
Automne 2022 : Dans le dépouillement des données, une plante a attiré notre attention ces derniers temps. Il s'agit de Ranunculus flammula, appelée 'langue de vipère' autour de Vagney, et utilisée dans les rhumatismes comme vésicatoire. C'est un savoir très particulier, peut-être endémique.

Été et automne 2022 : Nous pouvons tirer le bilan de ces 8 années de terrain qui se terminent. Au total ce sont 377 personnes interrogées au cours de 188 enregistrements. Nous finissons la retranscription et le classement des données. Il est temps de passer bientôt à l'analyse. Un premier rapport d'étude verra le jour au mois de décembre. 

25 juin 2022 : Présentation de l'enquête dans le cadre de la journée des botanistes dans le Massif des Vosges à Munster, programme Flora Vosgesiaca.

Hiver et printemps 2021-2022 : Nous enquêtons dans la vallée des Mille Étangs, dernier terrain de cette étude. Un gros travail de retranscription des enregistrements et de classement des données sur les plantes s'ensuit pour toute cette année 2022.
 
Été et automne 2021 : Nous avons presque terminé la boucle au Nord. Après La Bresse, nous avons enquêté vers Gérardmer, Xonrupt-Longemer et terminé par le Valtin.
 
2020-2021 : Enquête dans la Haute Vallée de la Moselle, dans la Vallée de la Moselotte, nous continuons actuellement vers le secteur du Ventron et de La Bresse.

2018-2019 : Enquête dans la vallée du Florival, clôture du travail dans la vallée de la Doller. Début des travaux du côté lorrain. Une focale a été réalisé sur la cueillette de l'arnica sur le Markstein, référence de l'article publié :

- Bain Élise (2019), "Une histoire d'arnica dans les Vosges. Une enquête sur la cueillette massive par les laboratoires pharmaceutiques", La Garance Voyageuse, n° 127.
 
L'emblématique arnica sur le Markstein
 
 
De 2015 à 2017 les temps dédiés à l'enquête ont été davantage consacrés au classement des données récoltées et à l'analyse. Le but est de les retransmettre à travers les sorties et ateliers de l'association, mais également la publication de plusieurs articles. Le premier dans les Actes du Séminaire d'ethnobotanique de Salagon sur le thème des racines où nous sommes intervenus en 2014. Le deuxième suite à notre intervention au Colloque "Se soigner par les plantes : traditions, pratiques et territoire" organisé par la Société Française d'Ethnopharmacologie de Metz en septembre 2017. Référence des deux articles publiés :
 
- Bain Élise et Zwingelstein Lucile (2015) "Le cas de l'Hirzwurzel : les pérégrinations d'une enquête sur les racines qui soignent dans les Vosges", Les racines ou la métaphore des origines. Actes du séminaire d’ethnobotanique de Salagon, année 2014, in Lieutaghi Pierre et Musset Danielle (dir.) Les racines ou la métaphore des origines, Forcalquier, Musée de Salagon, Éditions C’est-à-dire. 
Lien vers l'article : https://drive.google.com/file/d/1HoEefm71-brig_jBRE9QAPS7h1KgDrNT/view?usp=sharing
 
- Bain Élise et Zwingelstein Lucile (2018), "Un exemple d'enquête ethnobotanique dans les Vosges : prépondérance des savoirs médicinaux et particularismes locaux", Acte du Colloque de la Société Française d'Ethnopharmacologie de Metz, septembre 2017. Lien vers l'article : https://drive.google.com/file/d/1Jf4VJuHNHV-lWPrV-xjHWTAF9pmO_WqN/view?usp=sharing

En 2015, l'enquête s'est déroulée dans une nouvelle vallée : celle de la Thur où nous avons réalisé des enregistrements de personnes âgées, notamment dans trois maisons de retraites. Nous en profitons pour remercier ici l'EHPAD d'Oderen, l'EHPAD Saint-Jacques de Thann et la maison de retraite de Moosch. Parallèlement, l'enquête se poursuit également dans la vallée de la Doller.

L'année 2014 a vu l'enquête ethnobotanique avancer dans deux vallées du secteur concerné : la vallée de Munster et celle de la Doller. Plus d'une vingtaine d'entretiens ont été réalisée auprès de personnes âgées y habitant. Nous avons notamment pu rencontrer certains d'entre eux à la maison de retraite Bethesda (Foyer Caroline), ainsi qu'au Foyer du Parc à Munster. 
Dans la vallée de la Doller, une plante particulièrement connue des anciens a retenu notre attention : il s'agit de l'hirtwurzel, ou laser à larges feuilles, racine que certains locaux avaient l'habitude de faire macérer dans l'eau-de-vie pour soigner la digestion ou les refroidissements. Cet usage fait la spécificité des villages du fond de la vallée de la Doller, puisqu'il est méconnu ailleurs en France. Il semblerait qu'il proviendrait de mineurs venus d'Autriche apporter leur savoir-faire pour l'exploitation des filons métallifères des Vosges du sud dès les XIVe et XVe siècles.


Feuilles de laser à larges feuilles

Hirzwurzel ou laser à larges feuilles en fleurs

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
En attendant de repartir interroger les personnes âgées sur leurs savoirs autour des plantes, nous continuons nos investigations dans les ouvrages récents et anciens pour nourrir l'enquête. Un gros volet nous mobilise également : la recherche de subventions qui nous permettraient de dégager davantage de temps pour nous consacrer à cette formidable aventure !
 
2013 : Début des travaux. Le projet est déjà en cours dans sa phase de recherches bibliographiques. L'urgence du recueil des savoirs anciens est un enjeu important dans la mise en œuvre de cette enquête.






1 Le terme d'ethnobotanique signifie l'étude des relations qu'entretient une société humaine avec son environnement végétal.

2 Le premier est le travail tiré des sources écrites par le botaniste Bernard Stoehr et le folkloriste Gérard Leiser sur les croyances et traditions populaires alsaciennes (Leser, Stoehr, 1993). Le second est l'étude ethnologique de Colette Méchin et Benoist Schaal sur les savoirs naturalistes populaires de la vallée de la Plaine (Méchin, Schaal, 2010). Le troisième est l'enquête ethnopharmacologique de Christian et Elisabeth Busser, réalisée dans cinq vallées vosgiennes : le pays du Donon, la Haute-Vallée de la Bruche, le Val de Villé, la Vallée de Sainte-Marie-aux-mines et la Haute-Vallée de la Weiss (Busser, Busser, 2005). Elle est essentiellement axée sur les usages médicinaux des plantes (et en second plan sur la linguistique, les croyances et les plantes alimentaires).
Ainsi si l'éclairage historique du premier travail représente une source précieuse d'information pour la région qui nous intéresse, il restait encore à mener tout un recueil de savoir oral ; celui-ci fut indispensable pour rassembler ce qu'il reste de l'ancienne mémoire, apprendre des nouvelles pratiques et comprendre les processus qui en sont à l'origine. Or, jusqu'ici, en-dehors de la vallée de la Plaine et des cinq vallées parcourues par Christian et Élisabeth Busser, les habitants des Vosges n'avaient été que très peu interrogés sur les plantes ; outre les savoirs médicinaux, il restait encore beaucoup à comprendre de leurs liens avec celles-ci.

3 Les habitants du Massif des Vosges portent de longue date un intérêt pour leur flore, en témoignent par exemple les Kräuterbücher ou le fabuleux travail du botaniste Frédéric Kirscheleger.

4 La prise de contact avec des personnes âgées dans les maisons de retraite s'est déroulée sous la forme d'ateliers d'échange et de discussion.

5 Il importe aux membres de l'association Alchémille et compagnie d'avoir une démarche attentive envers toutes les personnes qui auront accepté de répondre à nos questions. Nous veillerons au respect de la volonté de celles-ci quant à la destination des informations recueillies, en leur proposant par exemple de signer un accord de leur part nous autorisant à utiliser les informations qu'elles nous livreront. Nous envisageons également d'organiser, à l'issue de l'enquête, un moment de restitution des résultats spécifiquement destiné à toutes les personnes qui auront été interrogées.

6 Ce chiffre est indicatif et sera évidemment réévalué en fonction du déroulement de l'enquête.

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